Derviche ou derwis est un mot persan qui signifie « celui qui cherche de porte en porte », et qui désigne, dans le monde de l’islam, aussi bien les mendiants que les chercheurs absolus de vérité, sur le même modèle que le terme « paria », en sanskrit, se réfère en Inde autant à la caste des intouchables du bas qu’à celle du haut.
Les derviches sont une fraternité religieuse née au XIIIe siècle, l’unique organisation communautaire de l’islam jusqu’à nos jours, qui rappelle dans beaucoup d’aspects les ordres monastiques chrétiens médiévaux, notamment ceux qui surgirent au même siècle sous la guidance de saint François d’Assise, également régis par le vœu d’absolue pauvreté.
Une leçon de tolérance
Il est curieux de noter à ce sujet que la bure blanche, caractéristique des soufis, était au début considérée comme un signe de chrétienté de la part des autres musulmans, dont les plus orthodoxes réprouvèrent la naissance de ce nouvel ordre au sein de l’islam. Le terme persan « suf » signifie tout simplement laine. A l’inverse de leurs ennemis religieux, la tolérance de ces mystiques les conduit à accepter dans leurs communautés des personnes qui appartiennent à d’autres cultes, et même des non-croyants.
Origines
On attribue à Mevlana, terme persan qui signifie « notre maître », connu en Occident sous le nom de Rumi, qui désigne « l’ouest », la fondation de cette fraternité, qui aurait pris sa forme institutionnelle grâce à son fils, le sultan Veled, soucieux de donner suite à l’œuvre spirituelle de son ancêtre. L’histoire raconte que Rumi, obligé de fuir hors d’Afghanistan, envahie à l’époque par Gengis Kahn, s’installa alors en Anatolie, « la terre de l’ouest », d’où lui vint son surnom.
Au carrefour des chemins
Il y connut Shembi Tabrizi, un mendiant vagabond chercheur de dieu, soit un derviche dans sa langue, qui devint son maître. Poète et théosophe, il considérait que l’essence de l’existence se représentait par le mouvement du cercle ou de la spirale, selon le concept philosophique de l’éternel retour, pilier dans l’œuvre de Friedrich Wilhelm Nietzsche, qui établit que le surhomme, spirituellement parfait, verrait sa vie se répéter inlassablement, en boucle, pour en savourer chaque fois davantage chaque instant.
Interprétations actuelles
Les soufis modernes allèguent aujourd’hui que les découvertes scientifiques donnent raison aux intuitions de leur maître fondateur, car l’univers est en mouvement circulaire perpétuel, depuis la danse des électrons jusqu’à celle des galaxies, en passant par la course de la terre sur son axe autour du soleil, qui tourne sur elle-même tout en suivant une trajectoire elliptique, jusqu’à la structure en spirale de l’ADN et de notre code génétique, qui flue sans cesse dans notre circulation sanguine.
La Semâ
A la différence des autres groupes derviches qui existaient à l’époque, Rumi incorpora une danse rituelle, la Semâ, dans la cérémonie religieuse de sa communauté, et ce malgré l’aversion dans laquelle les musulmans tenaient cette activité, réservée à l’époque aux épouses des harems et aux femmes de peu de vertu. Le symbolisme spirituel des chapeaux des danseurs est celui d’une pierre, qui représente l’éternité, tandis que leurs bures évoquent le linceul de leur condition mortelle, et la cape noire qu’ils ôtent, avant de commencer leur rituel, est à l’image de la renaissance de leur âme.
Dansons jusqu’à l’extase
Le but de tourner sur soi-même, de droite à gauche, comme les planètes autour du soleil, d’abord lentement avec les bras croisés sur le torse, les mains sur les épaules, pour refléter l’unité avec Allah, puis de s’ouvrir en accélérant le rythme, la main droite qui se lève la paume vers le ciel, pour en recevoir les dons, et la main gauche qui s’abaisse vers la terre, pour les y redistribuer, est ni plus ni moins que d’atteindre l’extase au moyen d’une transe, accompagnée par une musique rituelle.
Un rythme enveloppant
Le long d’un mur de côté, qui encadre la salle de cérémonie de la Semâ, un groupe de musiciens derviches crée une atmosphère enivrante grâce aux instruments traditionnels turcs, comme la flûte de canne, qui évoque le souffle divin, accompagnée de cymbales et de tambours sacrés, les bendirs et les kudum, qui improvisent leur mélodie en suivant les états de transe des religieux. Des chœurs entonnent des versets du Coran, avec des invocations répétées, assis en tailleur, en se balançant du buste comme le feraient des orientaux en entonnant des mantras.
Le Cheikh, maître de cérémonie
En face des musiciens s’assoit le Cheikh, figure de la sagesse et de la connaissance dans ce monde des mystiques de l’Islam, qui ont été désapprouvés depuis leur apparition, entre autres pour enseigner l’humilité, imposant à leur maître comme seul ornement distinctif une bandelette de tissu noir, nouée autour de son chapeau, qui représente la tradition de Mevlena. Le Cheikh se doit de plus de rentrer en extase le premier, de rester assis en tailleur tout le temps que durera la danse, et d’enseigner par sa présence que l’ascétisme et l’immobilisme mènent aussi à se fondre dans l’amour infini d’Allah. Sa posture immuable symbolise la source et le réceptacle par lesquels la divinité va manifester sa raison, sa lumière ainsi que l’âme même de la Selmâ.
Le rôle de la femme
Les femmes derviches n’ont pas à porter de voile ni de tchador dans le soufisme, bien qu’elles y jouent pourtant un rôle essentiel. Les préceptes de cette religion affirment en effet que « la femme est créatrice, tandis que l’homme n’est que créature ».
Moheïddine Ibn ’Arabî, premier musulman a avoir rédigé les bases théologiques de cette branche de l’islam, écrivit dans La Sagesse des Prophètes, éditions Albin Michel, collection « Spiritualités vivantes », 1974, réédition en 2008, que si « Allah ne peut être saisi ni comme forme matérielle, ni comme concept immatériel, la vision de Lui apparaît dans la Femme de la façon la plus parfaite qui soit ».
Source : Une spirale vers le ciel, magazine « Proximo Milenio », éditions Lincro, S.A., mai 1994, Madrid et Barcelone, pages 42-47.